ELLE et le « voile d’ignorance »

Dans la Théorie de la Justice de John Rawls, celui-ci prétend que ses deux « principes de justice » seraient nécessairement adoptés si les personnes législatrices débattaient sous le « voile d’ignorance », c’est à dire si elles ne savaient pas quelles positions réelles elles occupent dans la société ou dans le réel en général ( la position « économique et sociale » n’étant qu’une des multiples dimensions de l’intégration d’une personne dans le « réel » en général ( physique, biologique, écologique …) ).

Sur ce point déjà, ma propre proposition « ELLE » diverge avec celle de Rawls :

Je considère que, si des personnes étaient « réellement » sous un « voile d’ignorance », quant à leurs multiples situations possibles dans le réel, et avaient à choisir un quelconque « principe de justice » entre elles, elles choisiraient de maximiser leur « Égale Liberté », et donc en particulier de tout faire pour transformer le « réel » de telle façon que leurs différentes « positions » dans ce « réel » deviennent de plus en plus réellement et librement échangeables.
Dans ce cas aucune situation « réelle » n’étant définitivement figée, et pouvant en permanence librement passer de l’une à l’autre, les « inégalités » conjoncturelles liées à à toutes c es positions possibles, seraient passagères et compensables par un libre déplacement dans l’espace des positions possibles, comme dans un gigantesque « jeu de rôles », où tous les joueurs peuvent avoir intérêt à jouer des rôles différents, y compris de serviteurs obéissants, voire d’ « esclaves », sachant qu’il ne s’agit toujours que d’un « jeu », dont l’intérêt esthétique ludique commun peut alors être à la fois librement et égalitairement considéré par tous les participants comme supérieur à l’apparence des inégalités des positions des personnages.

Si donc Rawls propose un supposé « voile d’ignorance », c’est qu’il ne va pas jusqu’au bout de sa fiction : il présuppose seulement que les participants au débat ignorent leur position future réelle, mais que celle-ci leur sera de toutes façon imposée par ce « réel » , indépendamment de tout choix d’un « principe de justice » correcteur. Rawls s’enferme donc, dans son objectif restreint de trouver une justification au fonctionnement des « démocraties occidentales modernes » telles qu’elles existent, dans un carcan du « réel » socio-politique que pour ma part je ne pose pas a priori.

Rawls ne semble tenir aucun compte de la possibilité que le choix même d’un « principe de justice » idéal puisse avoir des conséquences radicales sur la structure même du « réel » qui jusqu’à présent, mais pas forcément dans un futur possible, détermine les « positions » incarnées des personnes dans ce réel.

Il se contraint donc lui-même à trouver une sorte de « compromis » bancal entre un principe de justice idéal ( définit par des « personnes libres et égales » elles-mêmes idéales ) et un certain nombre de contraintes empiriques « réelles » actuelles dans nos « sociétés démocratiques » .

Bref, au lieu de rester effectivement fidèle à son hypothèse de « voile d’ignorance » pour dégager les « principes de justice » ( idéaux ) , il réintroduit des contraintes du réel, comme pour essayer de convaincre de la crédibilité politique « réaliste » de sa conception idéale de « justice » :
D’où les concessions faites dans le « deuxième principe de justice » en cherchant seulement à limiter les « inégalités économiques et sociales », au lieu de considérer que dans l’idéal du principe de justice, derrière un véritable « voile d’ignorance » ( y compris sur la nature même de l' »incarnation » ou de l’ « implémentation » physique réelle des « personnes libres et égales » … ),
les « inégalités économiques et sociales » seraient tout aussi « abolies » que les inégalités « civiles et politiques » dont il admet l’abolition ( à la suite de la « modernité révolutionnaire » ), en instaurant le « premier principe de justice ».

A mon sens, John Rawls aurait pu davantage séparer le problème de la définition d’une « justice idéale » ( « principes de justice » ) et le problème du lien entre un tel idéal et sa « réalisabilité » possible dans le cadre des contraintes du réel, qu’il soit physique, biologique, politique, culturel, économique, social, ou dans n’importe quelle dimension supposée de ce « réel » imposant une prise en compte « réaliste » confrontée à une conception « idéale » de la justice.

A vouloir chasser ainsi les deux lièvres à la fois ( de l' »idéal conçu » et de la « réalité vécue » ), John Rawls s’est sans doute privé aussi de suffisamment approfondir la complexité des relations entre la définition d’un « idéal » et ses voies de « réalisation » possibles.

Bref, une conception idéale d’un principe de justice, défini derrière un « voile d’ignorance », par une pluralité d’entités décisionnaires ayant toutes le même statut idéal de « personne libre et égale« , aboutirait, à mon avis, par définition, à la volonté commune de conserver leur statut commun de « personne libre et égale » en maximisant à la fois la « liberté » de chaque entité et l’ « égalité de cette liberté », quelles que soient les vicissitudes, les ressources et contraintes du réel dans lequel cet idéal serait à « réaliser » en tant que « projet », dont l’horizon – à « long terme » – est , par définition alors, indéfiniment ouvert …